Article d’Anaïs Cayzac, publié en anglais sur le site de CILIP.
Le Congrès mondial des bibliothèques et de l’information de l’IFLA (WLIC) 2025 s’est tenu en août à Astana, au Kazakhstan. La présidente sortante Vicki McDonald et la nouvelle présidente Leslie Weir nous ont encouragés non seulement à rester unis, mais aussi à faire preuve d’audace dans notre manière de pratiquer notre métier.
Que signifie être audacieux dans le milieu des bibliothèques ?
Lors de la séance de la présidente-élue, « Be Bold », plusieurs voix majeures de notre secteur ont exploré cette question. Jonathan Hernández, professeur en bibliothéconomie à l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM), s’est interrogé : comment donner aux équipes les moyens d’être audacieuses ? Et y a répondu en trois mots : « éducation, confiance et bien-être ».
Le panel a également proposé des pistes concrètes : être audacieux avec un état d’esprit innovant, investir dans l’innovation sociale, adopter l’innovation technologique et garantir une approche inclusive de l’innovation.
Ces pistes nous sont familières et pourtant, en écoutant les témoignages partagés au fil des conversations, il m’a semblé qu’il manquait quelque chose d’essentiel : la protection.
Sans protection, le reste ne peut pas survivre.
- Protection de notre rôle lorsque la démocratie et les institutions sont attaquées. La récente révocation de Carla Hayden, directrice de la Bibliothèque du Congrès, a ébranlé la profession. Si la direction au plus haut niveau peut être écartée aussi facilement, qu’est-ce que cela signifie pour tous les autres ?
- Protection des personnels de bibliothèque qui affrontent des menaces bien réelles. Une collègue américaine m’a raconté qu’une bibliothécaire avait été poignardée par un usager pendant son service. Un cas extrême, certes, mais qui montre les risques auxquels le personnel en première ligne est exposé au quotidien.
- Protection dans les politiques publiques. En Écosse, les mairies remplacent les bibliothécaires scolaires par des assistants de bibliothèque : moins bien payés et non qualifiés, mais à qui l’on demande d’assumer les mêmes responsabilités. Cela dévalorise la profession et mène directement à l’épuisement, avec une baisse régulière de la qualité des services offerts aux élèves. Pendant ce temps, en Suède, une nouvelle loi adoptée en juillet 2025 exige que chaque école donne aux élèves accès à une bibliothèque avec un personnel dédié. C’est une avancée audacieuse qui met aussi en lumière la pénurie à venir, avec jusqu’à 2 000 bibliothécaires formés nécessaires pour répondre à la demande.
Ces exemples montrent que la protection n’est pas une idée abstraite. Elle dépend de décisions, bonnes ou mauvaises, prises par les gouvernements et les institutions.
Le cas français : la neutralité en question
Une conversation à Astana m’a marquée. Une collègue française m’a rappelé qu’en France, les bibliothèques publiques doivent rester strictement neutres. Puis elle s’est interrogée : les bibliothécaires doivent-ils rester neutres lorsque des groupes d’extrême droite attisent ouvertement la haine ?
Elle m’a recommandé d’écouter le podcast Deux connards dans un bibliobus, animé par Quentin Le Guevel et Julien Prost. Dans leur épisode « Neutralité, pluralité, lâcheté », ils soutiennent que la neutralité peut facilement glisser vers la complicité. Ils s’appuient sur des professionnels comme T. J. Lamanna, directeur adjoint de la Steele Memorial Library (NY), et reprennent la formule percutante de Christian Lauersen, directeur des bibliothèques et des services aux citoyens de la municipalité de Roskilde (Danemark) : « My library will be antifascist or it will be bullshit ». Leur message est clair : la bibliothéconomie n’est jamais un travail purement technique. Se taire, rester neutre, c’est choisir. C’est trahir nos valeurs, notre métier, l’essence même d’être bibliothécaire aujourd’hui.
Audacieux… ou radical ?
Peut-être que l’audace ne suffit pas. Peut-être est-il temps d’être radical.
Radical pour dire non à la haine, au fascisme et à l’érosion de notre profession.
Radical pour défendre la bibliothéconomie comme un travail qualifié, et non comme un emploi confié à des assistants sous-payés qui s’épuisent en quelques mois.
Radical, pour que la bibliothèque reste un espace civique de savoir, de dialogue et de démocratie.
Cet élan vers la radicalité rejoint le nouveau livre Radical School Librarianship, publié par les éditions britannique Facet en septembre 2025. J’ai hâte de le lire et d’en tirer des idées issues des projets présentés. À Astana, j’ai déjà vu certaines de ces idées à l’œuvre :
Accompagnement des migrants et réfugiés grâce au projet européen LiBri (Library Bridges). Lancé en 2024 par Bibliothèques Sans Frontières, LiBri agit dans 50 villes de cinq pays pour soutenir les personnes exilées par l’accès linguistique, des services d’intégration et des programmes inclusifs.
Célébration des lecteurs, des livres et auteur/trices LGBTQIA+ via des listes de lecture Pride, des heures du conte drag et des rencontres d’auteurs/rices. Un exemple marquant est venu de la bibliothèque Nélida Piñon de l’Institut Cervantès de Rio de Janeiro. L’intervenant Carlos Alberto Della Paschoa a montré comment leurs programmes favorisent la visibilité et la citoyenneté culturelle de la communauté LGBTQ+.
Promotion de la littératie dans des systèmes éducatifs inégaux. Ricardo Crisafulli Rodrigues (IBICT, Brésil) a présenté les défis auxquels font face les bibliothèques en Amérique latine, dans les Caraïbes et au Brésil : faiblesse des politiques publiques, inégalités sociales, mais aussi les avancées dans des pays comme le Brésil, l’Argentine et la Colombie, en particulier dans l’information scientifique et technique.
Soutenir la diversité et la liberté intellectuelle par les réseaux sociaux. Les plateformes comme TikTok et Instagram ne servent plus seulement au divertissement. Elles sont devenues des outils puissants pour contrer les interdictions et amplifier des voix diverses. Le bibliothécaire-influenceur Mychal Threets l’a bien montré. Connu pour son motto « library joy », il parle ouvertement de santé mentale, d’appartenance et de la magie quotidienne des bibliothèques. Son mélange de positivité et de plaidoyer prouve que les réseaux sociaux peuvent faire des bibliothèques des espaces de connexion autant que d’information.
Réponse aux changements politiques. Jelena Glisovic de l’Association des bibliothèques de Serbie a présenté un cas frappant. Un projet de taxe sur les livres soumis au droit d’auteur menaçait de fermetures les bibliothèques du pays. Les bibliothécaires serbes ont riposté via la radio, la télévision, le lobbying auprès des pouvoirs publics, les associations professionnelles et la sensibilisation du grand public, entraînant l’annulation de la taxe. Le message final de Jelena : « Pas de décision sur les bibliothèques sans les bibliothécaires » démontrant que quand les bibliothèques se défendent, elles peuvent gagner.
Défendre la liberté intellectuelle devant les tribunaux. Juliana Pranke, de l’Association des bibliothèques allemandes (dbv) a décrit un cas récent à Münster, en Allemagne, où la bibliothèque publique locale avait étiqueté deux livres comme controversés parce qu’ils nient des faits historiques. La bibliothèque a défendu ce choix au nom de sa mission éducative, fondée sur la liberté d’information et d’expression. L’un des auteurs a contesté mais, en avril 2025, le tribunal administratif de Münster a jugé que cet étiquetage est légal, à condition qu’il soit présenté de manière objective.
L’affaire soulève une question plus large : les bibliothèques doivent-elles seulement donner accès à l’information, ou aussi guider les lecteurs par la contextualisation et la curation ? Le débat reste ouvert et les réponses sont loin d’être simples.
Protection contre l’effacement et la destruction. Rana Abdulrahman, de la Bibliothèque nationale du Qatar, a présenté « Les clés de la Palestine : une plateforme numérique pour la mémoire, la résistance et la communauté ». Ce projet préserve les voix des Palestiniens déplacés arrivés au Qatar après le 7 octobre 2023, les invitant à partager photos, vidéos, poèmes et récits oraux afin de créer une archive vivante de leur identité et de leurs résiliences.
Peut-être les appels les plus clairs sont-ils venus des collègues eux-mêmes. Martin Memet Könick, directeur de bibliothèque en Suède, lors de la session Libraries Supporting Democracy, nous a rappelé : « Peu importe que vous soyez une petite ou une grande bibliothèque. Vous pouvez faire la différence ». Et la Bibliothèque publique d’Edmonton, au Canada, est venue renforcer l’appel: « Les bibliothèques sont des acteurs clés du changement. Elles ne sont pas des institutions passives, mais des catalyseurs d’un avenir meilleur. »
Être radical, c’est refuser la complaisance. Cela signifie se mobiliser, ensemble, à travers les associations de bibliothèques nationales et internationales, non seulement pour protéger nos bibliothécaires et nos bibliothèques, mais aussi pour les préserver comme des espaces vivants de liberté et d’apprentissage.
Anaïs Cayzac est française et elle vit en Écosse depuis 7 ans. Elle travaille aujourd’hui pour l’organisation Glasgow Life, au sein de laquelle l’équipe qu’elle dirige développe des programmes autour du jeu, des mathématiques et de la littératie pour les enfants et familles des quartiers les plus défavorisés de Glasgow.
Elle est membre du comité Bibliothèques scolaires à l’intérieur de CILIP UK et de sa branche CILIP Écosse. Elle est également membre de la section Bibliothèques scolaires de l’IFLA.
Sa participation au congrès a été rendue possible conjointement par les bourses IFLA Discovery et CILIP.
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